Il y a des chansons qui me touchent tellement que lorsque je les découvre je me mets à les écouter en boucle. Vous savez, ce sont ces chansons qui vous font frissonner lorsque vous les entendez pour la première fois. Celles qui vous transportent et vous racontent une histoire. Celles qui parlent de vous, de votre vie, et qui vous ramènent à votre parcours sans que vous vous y attendiez vraiment. Celles qui vous mettent les larmes aux yeux ou qui vous font sourire, et dont vous gardez des bribes de paroles en tête bien longtemps après que la musique ait cessé.
La chanson "Les Anciens" du Groupe Tryo est ma dernière en date.
Il ne me reste qu'une Grand-Mère, et elle va avoir 89 ans. Avec nos déménagements, l'arrivée des enfants, je ne l'ai pas vue plus d'une ou deux fois par an ces dernières années.
Elle est tout ce qu'il me reste de ma Mère, en réalité. Elle est la seule détentrice du passé, des petites histoires de ma famille, des anecdotes d'enfance, et de son propre vécu, tout simplement. Et tous ces souvenirs sont en train de s'effacer avec sa mémoire.
"Laissez parler un peu les Anciens
Et regardez le creux de leurs mains
Les lignes tracées, par ce long destin
Nous laissent deviner, une vie bien menée ..."
J'ai mis très longtemps à m'intéresser à sa vie. Bien trop longtemps je crois. Si bien qu'au final je n'en sais pas grand chose. Plus le temps passe, et plus j'éprouve ce manque de savoir comment pouvaient être ses parents, comment elle était quand elle était petite fille, quelle était sa vie.
C'était comment avant ?
Ma Grand-Mère a vécu deux guerres. Elle a connu les anciens francs, les nouveaux francs, les euros. Elle a vu l'Europe se construire. Elle a grandi avec l'apparition de nouveaux moyens de transport et de communication. Et elle s'est adaptée, comme tous ceux de sa génération. Je trouve ça tellement incroyable quand je regarde ce qui m'entoure. Quand je me dis que je suis en train de raconter ma vie à un ordinateur, et qu'elle pourra être lue par quiconque en aura envie. Quand je vois mes enfants être comme des poissons dans l'eau dans leur environnement numérique.
Je sais qu'elle a rencontré mon Grand-Père juste avant la guerre, parce qu'ils travaillaient dans la même usine. Je sais qu'elle est tombée enceinte de ma Mère avant d'être mariée, sacrilège suprême qui lui a valu un mariage à la sauvette, et d'être mise au banc de la société pendant très longtemps. Je sais qu'elle a vu sa meilleure amie mourir sous ses yeux, écrasée par un char allemand. Qu'elle a connu la vraie faim, et la peur de mourir. Qu'elle a travaillé sur des métiers à tisser douze heures d'affilée, sept jours sur sept, pendant des années. Qu'elle y a laissé un doigt.
Qu'elle était une femme douce mais sévère, comme souvent à cette époque-là.
Je sais grâce à elle ce qu'est une vraie femme forte. Parce qu'elle en est une. Sa vie a été difficile, faite de privations et de sacrifices. Mais elle a toujours su garder la tête haute et rester optimiste, quoiqu'il arrive.
La même année, elle a perdu sa fille et l'homme de sa vie, le seul. Mais elle a continué à avancer, s'est mise à voyager pour ne pas rester seule. Elle est une survivante.
Maintenant que je suis Maman, je me pose beaucoup de questions sur l'enfance de ma Mère et sur ma propre petite enfance. Sans n'avoir plus personne pour m'aider à trouver des réponses.
Nos Grands-Parents, nos Parents, sont les gardiens de notre mémoire. Il ne faut pas l'oublier. Eux-seuls détiennent les clés des armures que nous nous sommes créées en grandissant.
Et c'est à nous que revient ce beau flambeau. Celui de transmettre notre passé à nos enfants, pour que les générations futures se souviennent à leur tour. Pour qu'ils ne voient pas leurs ancêtres comme des petits vieux qui n'ont rien à leur apprendre, mais bien comme des hommes et des femmes qui ont vécu eux aussi une vie bien remplie.
J'ai entendu parler il y a peu d'une formidable initiative. Des jeunes en service civil volontaire, ayant entre 18 et 25 ans, sont missionnés auprès de maisons de retraite, de foyers logements, d'hôpitaux, ou de centres sociaux. Leur objectif est de sortir les personnes âgées de leur isolement certes, mais aussi de proposer des activités intergénérationnelles telle que l'organisation d'une vaste collecte de mémoire. Ce sont eux, les passeurs de mémoire.
Je trouve cette idée merveilleuse. Permettre ainsi à nos Anciens de s'exprimer, et garder une trace de leurs souvenirs. Reconnaître leur valeur, et apprécier leur présence.
Ne pas les oublier, parce que désormais, il ne se passe pas un jour sans qu'eux ne pensent à nous.